En rendant hommage à l'art du Gandhara, le musée Guimet ressuscite huit siècles d'une civilisation oubliée, qui n'a cessé de s'enrichir en mariant pacifiquement les cultures venues de la Grèce, des steppes d'Asie centrale et de l'Inde.
Un modèle idéal de coexistence entre les peuples, dans la région qui va aujourd'hui de Kaboul à Peshawar et Islamabad. Baignés par l'Indus, ces endroits, où l'islam est traditionnellement joyeux et plein de saints, furent en effet le berceau d'une société tolérante dont les autorités pakistanaises entretiennent avec soin les antiquités gréco-bouddhiques. Par respect pour ces lointains ancêtres et pour rappeler à tous qu'ici, au pied du lointain Himalaya, a toujours soufflé un vent de liberté.
C'est Alexandre le Grand qui fait entrer le Gandhara dans l'histoire universelle. Jusque-là, ce n'était qu'une des quarante-deux satrapies excentrée, oubliée et presque négligeable de l'Empire perse des Achéménides. Mais, en 327 avant J.-C., ayant vaincu Darius, le conquérant grec poursuit son iadyssée-et parvient sur-les rives de
l'Indus. Là, il va affronter le souverain indien Porus et sa terrifiante division d'éléphants. Cette bataille frappe tant les imaginations que son récit parvient en Occident mais des Grecs, eux, restent sur les rives de l'Indus où ils ont trouvé des amis car, tel Cortes qui s'était vite fait des alliés pour abattre la puissance aztèque, Alexandre a reçu sur place l'aide qui a permis à ses troupes de ne pas se débander face aux pachydermes. Pendant trois siècles, plusieurs royaume§grecs vont donc coexister à la lisière du Pakistan et de l'Afghanistan actuels. Le plus célèbre est celui de Bactriane, fondé en 250 avant J.-C. par Diodote, mais il y en eut plusieurs autres autour de Peshawar ou de Taxila. On parlait grec dans le Pendjab et la vallée de Kaboul ou sur les rives de l'Indus et les archéologues des débuts du XXe siècle ont redécouvert d'innombrables pièces de monnaie portant l'effigie de ces souverains oubliés: -Ménandre ou-Archebros à Kaboul,- Lysias, Dionysos ou Diomède dans le Pendjab, Euthydemos ou Antimachos en Bactriane, Démétrios, Agathocle ou Applodatos en Inde. En tout, on en connaît aujourd'hui une quarantaine à l'effigie fidèlement représentée sur leur monnaie respective selon les canons irréprochables de la beauté classique attique. Ce sont les pères fondateurs de l'art du Gandhara dont les historiens disent qu'il est l'enfant d'un sculpteur athénien et d'une mère bouddhiste.
Hasard de l'Histoire, en effet, un peu auparavant était né Siddharta, le jeune prince indien qui, à 29 ans, reçoit «l'Illumination» et devient, après une longue recherche, Bouddha. Alors, en 525 avant J.-C., ayant exposé ses nobles vérités à Bénarès, il va prêcher pendant cinquante ans à travers l'Inde où très vite, sa sagesse se répand. Jusqu'a atteindre, à son tour, le Gandhara quand un roi maurya venu du lointain Bihar réalise le premier l'unité du sous-continent. Or, Ashoka, c'est son nom, vient de se convertir au bouddhisme. On est au l'an 240 avant J.-C.
Le Gandhara est l'extrême pointe occidentale des territoires d'Ashoka qui vont de l'actuelle Calcutta à Karachi, un de ces petits Etats frontières dont le style et l'art sont métissés à force d'être sous la coupe successive de la Perse, de l'Inde ou des Mongols selon les hasards de la guerre. Soudain tout un héritage hellénistique s'offre au nouveau conquérant. Pour Ashoka, c'est une providentielle. Quand il s'empare de ce pays, du jour au lendemain, des prêtres, des peintres, des artisans ou des sculpteurs formés à l'école grecque mettent leur savoir-faire au service de la nouvelle foi officielle. Le rêve univers d'Alexandre s'est déjà évanoui mais, sur les rives de l'Indus, à l'étape ultime de sa chevauchée fantastique, le dialogue se noue toi coup entre Zeus et Bouddha. Et là, le miracle a lieu. Pour la première fois, des artistes vont donne une représentation humaine de Boudddha. Sur des pièces de monnaie d'abord, puis sur d'innombrables sculptures. Et, logiquement, Boudddha a d'abord l'air d'un apollon. D'une oeuvre à l'autre, son visage est allongé, son nez mince et droit, ses cheveux sont bouclés et il porte un chignon. Si, vu de Grèce, déjà asiatique, vu du Pakistan c'est carrément exotique. L'Himalaya découvre la vieille leçon apprise sur les contreforts de l'Olympe: "Si on te regarde, tu es une belle pierre travaillée, mais si on te contemple, tu es Dieu.» Or révéler Dieu, lui permettre de luire. Naturellement, le clergé hindou du royaume maurya adopte avec enthousiasme ces nouvelles sources de ferveur.
Quand on songe au sac de Rome, aux Croisades, à la découverte de l'Amérique, à l'anéantissement des royaumes africains, on ne peut que pleurer sur les conséquences du choc des civilisations pour les vaincus. Rien de tel au Gandhara. Ici, le prodige dure. Car, si Ashoka est un grand souverain, surnommé «le Constantin du bouddhisme» en hommage aux monastères qu'il bâtit et aux conciles qu'il réunit pour fixer la doctrine, son empire se morcelle dès le lendemain de sa mort. Et le Gandhara, après quelque temps de liberté, retombe vite entre les puissantes mains des empereurs kouchans, venus des steppes septentrionales de la Chine au I" siècle avant J.-C. Le plus célèbre d'entre eux, Kanishka, au pouvoir aux environs de l'an 120 de notre ère, gouverne entre Kaboul pendant l'été et Peshawar durant l'hiver.
Grand guerrier, il s'empare du Cachemire et étend ses possessions jusqu'à Bénarès, mais ce stratège est aussi un homme pieux. Pourtant s'il est bouddhiste, il n'est pas dogmatique, laisse les autres cultes s'exprimer et respecte les croyances anciennes de son propre peuple qui, lui, est de confession zarathoustrienne. Résultat: pendant plusieurs siècles, Bouddha et Zarathoustra vont cohabiter dans des temples et des monastères dessinés selon les critères de l'architecture grecque.
Dans l'Etat kouchan, tout n'est que mariage, métissage et union libre entre styles, religions et arts.
Sur les pièces de monnaie, côté pile, les dieux ont l'air hindou ou grec, tandis que, côté face, les rois apparaissent barbus et hirsutes en vrais souverains barbares avec bottes de feutre, caftans et bonnets pointus. A Taxila, une des puissantes cités de la civilisation du Gandhara, devant le Temple de Jaudial, deux colonnes ioniennes majestueuses encadrent l'entrée d'un lieu de culte grec mais, sur le toit, à l'arrière du bâtiment, est aménagée une terrasse où les zarathoustriens exposent leurs morts. D'une cité à l'autre, on retrouve pilastres et chapiteaux helléniques servant de supports à des stupas comme on n'en voit pas en Inde. Surin socle orné de centaures, d'Atlas soutenant le monde ou de dieux barbus comme à Athènes, on voit alterner des portes d'entrée de ville à l'indienne ou à la grecque. Ailleurs, des frises corinthiennes encadrent des scènes de banquet, thème absent du contexte artistique indien traditionnel. Le Gandhara est d'abord un parfum, celui de la douceur de vivre en harmonie avec ses voisins.
Dès le 1er siècle de notre ère, Plutarque a vent de l'existence de cette oasis de bienveillance et retranscrit dans un de ses livres le dialogue imaginaire entre Ménandre, le roi grec de Taxila et un sage indien lui expliquant les préceptes du bouddhisme. Très vite, en effet, la réputation du Gandhara dépasse ses frontières. Portes d'entrée de l'Extrême-Orient, et provinces ultimes du Proche-Orient, ses villes et ses régions sont idéalement situées sur la route de la soie et les innovations de ses artistes ont vite fait de se répandre jusqu'en Chine et en Corée. Tout l'art religieux de l'empire du Milieu et du pays du Matin calme va s'en inspirer. Car, étrangement, le thème presque unique de l'art du Gandhara est la vie de Bouddha. Les siècles passent et on ne voit guère de renouvellement dans les formes, ni dans les thèmes. En revanche, on assiste à une véritable perfection dans l'harmonie d'un art où les prêtres se servent de la beauté pour enseigner aux foules le message du maître. Grâce aux Grecs installés les premiers, la foi prend un visage, celui de l'accueil.
Le temps est ensuite passé, les royaumes se sont succédé, Huns blancs, Indiens, musulmans, suivis par Gengis Khan, puis par Tamerlan et ses fils jusqu'à l'arrivée des Grands Moghols. Le Gandhara n'était plus qu'une province frontalière. Et, naturellement, on l'a oublié. Maintenant, cependant, à défaut de se rappeler un Etat, on redécouvre un état d'esprit.
Celui d'un pays béni des dieux, c'est-à-dire de tous les dieux, dont le peuple empruntait à chaque communauté religieuse ce qui convenait à tous. ■