L’auteur de ces textes, Buffalo Child Long Lance, en langue Black-Foot : Tatonka Wahunkeza-honska, né vers 1890, pur Indien Black-Feet, ignorant tout des Blancs, et élevé jusqu’à l’adolescence dans la vie de plein air et d’aventures : « Une existence d’incertitudes… », dira-t-il, nous livre ici quelques souvenirs :
La partie la plus étrange, et la plus intéressante des activités de l’homme médecine, était les cérémonies stupéfiantes auxquelles il s’adonnait quand il entrait en contact avec les Esprits.
Quand il désirait avoir une prévision de l’avenir, connaître le résultat de quelque événement futur, ou soigner un malade à l’article de la mort, il tenait cette cérémonie dans la grande loge de la médecine, et la tribu entière était autorisée à y assister.
Je l’ai souvent fait quand j’étais adolescent, et même aujourd’hui, je reste encore complètement stupéfait de ce que j’ai vu. Et je n’ai jamais rencontré un vieil Indien capable de me l’expliquer.
Une heure environ avant l’une de ces cérémonies, le crieur du camp le parcourait, annonçant que le chaman se préparait à s’entretenir avec les Esprits. Ceci causait une grande animation dans le camp. La tribu entière allait à l’avance à la loge de la médecine, afin d’avoir des places, car il n’y en avait guère qu’une centaine à l’intérieur, et les autres devaient rester dehors, ne pouvant qu’écouter l’étrange cérémonie. Notre mère nous amenait et nous tenait serrés contre elle, du côté réservé aux femmes dans la loge.
Nous étions assis là, regardant, avec des yeux écarquillés, le chaman et ses assistants dresser quatre perches au centre de la grande loge, et les attacher ensemble dans le haut, comme ils auraient fait pour une tente ordinaire. Sous ces perches, la surface mesurait environ douze pieds dans chaque sens, et l’assistant, avec l’aide de quatre hommes, la couvrait entièrement de piquets pointus enfoncés dans le sol à des intervalles d’un pouce.
Les pointes en étaient si aiguës qu’elles auraient traversé le pied d’un homme qui l’aurait posé dessus. Au centre de cette surface d’une dizaine de mètres carrés, un petit espace libre avait été réservé, tout juste suffisant pour permettre à un homme de s’y tenir debout. La seule façon d’atteindre cet endroit au-dessus des piquets aiguisés était d’y bondir, et cela pouvait signifier une blessure sérieuse ou même la mort.
Le chaman entrait alors avec quatre hommes. Ceux-ci le déshabillaient en lui laissant seulement son pagne, et le couchaient sur le dos. Ils lui joignaient les deux mains paume contre paume, et avec une forte courroie de cuir brut liaient ensemble ses deux pouces d’une façon si serrée que parfois le sang coulait. Puis ils rapprochaient chaque paire de doigts et les liaient de la même façon. Ensuite ils passaient à ses pieds et liaient ensemble les deux gros orteils, tirant de toutes leurs forces pour les attacher aussi serrés que possible.
Ils prenaient ensuite une peau de la grandeur d’une couverture, et l’enroulaient très serrée autour de lui, de la tête aux pieds, comme l’enveloppe d’un cigare. Par-dessus cette enveloppe, ils l’entortillaient du cou aux chevilles avec une forte courroie de cuir, serrée autour de son corps à des intervalles d’un pouce sur toute la longueur de son individu, jusqu’à ce qu’il fût solidement attaché. Puis une autre peau était enroulée autour de lui, et une autre courroie de cuir serrée par-dessus cette forme immobile. Maintenant, étendu sur le sol, sans aucune possibilité de mouvement, il ressemblait à un énorme cigare brun. Il ne pouvait pas, à la lettre, remuer un doigt.
Ses assistants le remettaient ensuite debout, et le maintenaient précautionneusement en équilibre sur la plante de ses pieds nus.
Il restait ainsi immobile pendant un certain temps, comme un poteau. Puis lentement, il commençait à plier légèrement les genoux, puis les redressait, et, peu à peu, chaque fléchissement des genoux devenait un léger saut.
Ces sauts croissaient en longueur jusqu’à ce que, finalement, il bondit étonnamment vite autour des quatre perches, paraissant un poteau fantôme qui sautait et retombait en l’air si rapidement que l’œil ne pouvait à peine le suivre.
Puis soudainement, d’un saut formidable, exécuté si vite que personne ne pouvait voir comment il faisait, il se lançait en l’air et atterrissait avec un bruit sourd dans l’espace d’un pied carré au centre du terrain hérissé de bâtons pointus. Il avait fait un saut de six pieds au-dessus de ces piquets dangereux, et atterri sans mal dans un petit espace juste assez grand pour recevoir ses deux pieds, exploit déjà extraordinaire en lui-même.
Mais la partie réellement la plus passionnante de la cérémonie n’avait pas encore commencé.
Debout au centre sous les perches, toujours lié solidement, il commença à entonner son chant de médecine, accompagné par le roulement sourd du grand tambour de médecine, aux mains de ses assistants.
Ce que je vais raconter maintenant va sembler extraordinaire, et pourtant c’est réellement ce qui s’est passé. Comment et pourquoi ? Personne ne le sait.
Soudainement, comme le chaman toujours debout psalmodiait son chant étrange adressé aux Esprits, des voix venues d’en haut s’entendirent, qui semblaient provenir de l’ouverture au sommet de la grande tente-médecine. Comme chacun pouvait le voir, il n’y avait rien d’autre que l’air de la nuit, et au-dessus les étoiles.
D’où provenaient ces voix ? Aucun Indien n’a jamais été capable de l’expliquer.
Mais, d’après le chaman, c’étaient les voix des Esprits, ces Esprits avec lesquels il aurait voulu s’entretenir. Le mystère est dans ce que personne n’a jamais été capable de donner une autre explication.
Ces voix parlaient dans une langue que nous ne pouvions comprendre. Le chaman lui-même ne pouvait pas en saisir la plupart des mots. Tout ce qu’il pouvait dire était qu’ils parlaient des langues étrangères, et que ce n’était pas les Esprits qu’il désirait. Il y avait seulement quatre Esprits que notre chaman White Dog pouvait comprendre. Je n’ai retenu que le nom de l’un d’entre eux, qui était « Premier Homme Blanc ». Et ce nom était connu de nos hommes-médecine des années avant que notre tribu sût qu’il existait des hommes blancs sur terre.
Comme ces voix continuaient à caqueter dans la tente, le chaman les rejetait une à une ; et persistait à appeler l’un des quatre Esprits qu’il pouvait comprendre. Parfois il lui fallait très longtemps.
Je me souviens qu’à une ou deux occasions il ne put en obtenir aucun, et qu’il dut arrêter la cérémonie, sans avoir réussi.
Mais quand il était entré en rapport avec l’un des Esprits qu’il cherchait, il s’excitait et parlait si vite que nous pouvions difficilement comprendre ce qu’il disait. Il semblait vouloir se hâter de dire ce qu’il désirait, de crainte que les Esprits ne s’évanouissent. S’il s’agissait d’une guérison, le malade mourant qui gisait dans la tente devenait également très nerveux, et nous en avons vu se lever et marcher. Si le chaman demandait des informations, il posait ses questions sous formes de courtes paraboles, et les Esprits lui répondaient dans les mêmes termes inintelligibles qu’il devait nous expliquer plus tard. C’était pourtant notre propre langue, mais les termes en étaient tournés de telle façon que nous ne pouvions rien y comprendre.
Et, de plus, c’était dans l’ancienne façon de parler, en usage il y avait bien longtemps, et dont les vieillards étaient seuls capables de comprendre quelques unes des expressions et des mots anciens.
Mais la partie de la cérémonie qui effrayait les enfants comme moi, était la fin de la conversation du chaman avec les Esprits.
Ces entretiens se terminaient de nombreuses façons, toutes passionnantes, mais la scène finale s’accompagnait toujours d’un vent hurlant qui commençait à mugir à travers le haut de la loge, au moment où les Esprits cessaient de parler. La grande tente-médecine oscillait et tremblait sous la puissance de ce vent, et nous frissonnions de peur, comme il faisait grincer les perches en haut du tipi.
C’était un moment impressionnant. Un mélange confus de bruits descendait sur nous de l’ouverture ronde en haut de la loge, d’où les mats du tipi dépassaient : des voix étranges hurlaient dans un vacarme sauvage couvrant les gémissements du vent, accompagnés de vibrations et du tintement d’objets inconnus ; puis une secousse soudaine ébranlait toute la loge, les flammes vacillaient, et le chaman poussait un hurlement terrible…et puis…
Il disparaissait de nos yeux pourtant fixés sur lui…
Et au même instant, on l’entendait appeler à l’aide. Et en regardant dans la direction de la voix, nous l’apercevions accroché par un pied d’une façon précaire au sommet de la tente, nu comme au jour de sa naissance. La seule chose qui l’empêchait de tomber, et de se rompre le cou, était son pied qui semblait pris entre la peau couvrant la tente et l’une des perches inclinées qui la supportait.
« Kokenaytukiehpewow. Dépêchez-vous », hurlait-il frénétiquement. Comme il se balançait au sommet de la tente, les hommes se ruaient avec de longues perches pour le tirer de sa dangereuse position, et éviter qu’il tombe et se tue.
Comment était-il arrivé là ? Personne ne l’a su. Il disait que les Esprits l’y avaient laissé en s’en allant. Mais le plus grand mystère pour nous, les jeunes, était la façon dont il avait pu se dépouiller de tout ce qui le liait si solidement.
J’ai assisté à d’autres faits surprenants, réalisés par des chamans d’antan, qui ont aujourd’hui disparu et emporté avec eux leur dangereux savoir. Je les ai vu envoyer des messages allant jusqu’à des nombreux milles, simplement en se retirant dans leur tente, s’asseyant et pensant au message destiné à l’autre camp. Même à cette époque, il n’y avait que très peu de vieux Indiens capables de « recevoir » ces messages.
Je les ai vus guérir des mourants, et prévoir avec certitude des événements futurs.
Peinture du Chef Pied-de-Corbeau de la nation des Pieds-Noirs Pour le cas où l’on croirait que je suis un peu trop crédule quand il s’agit de chamans, parce que je suis un Indien, je vais raconter un incident qui arriva au missionnaire de la réserve indienne des Pieds-Noirs, il y a quelques temps. Ce missionnaire, le révérend chanoine Stocken, qui est encore en activité (1928) à la mission indienne de la réserve à Gleichen, dans l’Alberta, avait toujours mis en doute les récits que lui faisaient les Indiens sur les étranges capacités de leurs hommes-médecine. Il avait prêché des années contre les pratiques de sorcellerie devant ces mêmes Indiens, et essayé de leur inculquer ses propres doutes, quant à la véracité qu’il fallait leur prêter. Mais devant moi et d’autres, ce révérend admettait loyalement qu’il était encore stupéfait de ce qui lui était arrivé dans sa propre maison.
Il y a quelques années, Stocken préparait un sermon dans le bureau de la mission, quand on frappa un coup à sa porte. Il ouvrit, et vit le célèbre chef Pied-Noir, Crow Shoe, debout silencieux devant lui.
En langue Pied-Noir que le chanoine parlait couramment, il dit au chef :
« Hello. Qu’est-ce qui t’amènes ici ?
-Je désire que vous me photographiez », dit le chef.
Le chanoine fut étonné, car il n’avait jamais connu auparavant un Indien de ces régions qui ait consenti à se laisser photographier.
« Pourquoi ? Pour quelle raison ? Pourquoi veux-tu que l’on prenne une photographie de toi ? demanda-t-il très surpris.
-Je vais mourir, répondit nonchalamment Crow Shoe, et je désire que mon peuple ait un portrait de moi.
-Tu vas mourir ?
-Oui, mercredi matin.
-Qui a dit que tu allais mourir ?
-Je reviens juste d’une visite chez les Crees, au-dessus de Red Deer. Leur chaman a tenu un « Miteyamin », et m’a dit qu’un fantôme m’avait traversé d’une flèche empoisonnée, et que je devais mourir le prochain mercredi matin.
-Tu es ridicule de croire de telles sottises, le morigéna le chanoine. Retourne chez ton peuple, et oublie tout ceci. Tu n’es pas près de mourir.
-Si, je le suis, et je veux être photographié pour que mon peuple puisse garder un souvenir de moi. »
Il parlait avec une telle assurance que le chanoine Stocken en fut troublé. Il mit en oeuvre toute sa force de persuasion pour faire revenir le chef chez lui en oubliant la prédiction du chaman Cree, mais Crow Shoe ne démordait pas de son idée et refusait.
Finalement, pour lui donner satisfaction, le chanoine alla chercher son appareil, et pris une photographie de la magnifique figure debout dans l’encadrement de la porte de la mission : un splendide type d’Indien mesurant plus de six pieds dans ses mocassins, avec ses cheveux nattés descendant en deux tresses lustrées sur sa veste de peau de daim, et ses longs bras musculeux, croisés fièrement sur sa poitrine.
Quand ce fut fait, le chanoine lui prit la main et lui dit : « Maintenant, retourne chez toi, et oublie tout ce que tu m’as dit. J’irai te voir la semaine prochaine. »
Mais le chanoine ne vit plus jamais Crow Shoe, car il mourut trois jours plus tard, le mercredi matin.
La rivière Milk river Un jour, alors que j’avais dix ans et que nous campions sur la Milk River, l’un des trafiquants métis qui avait coutume de faire du commerce avec les Indiens de fort Benton dans le Montana, entra dans notre camp et demanda notre chaman. Il lui dit que l’un des barils d’alcool qu’il transportait dans le nord pour les échanger contre des peaux de bison, avait été volé la nuit précédente, près de notre camp, et qu’il désirait savoir si notre homme-médecine pouvait lui dire quelque chose à ce sujet, lui offrant dans ce cas de l’argent.
Notre chaman, White Dog, tint une « loge de médecine » et, quand elle fut terminée, il dit au trafiquant de marcher neuf cent pas vers l’ouest, ce qui le mènerait à un bosquet.
Il tournerait dans ce bosquet, ferait trois cent pas vers la droite, et arriverait à un « vieil homme ». Entre les jambes de ce vieil homme, il trouverait son baril.
Le trafiquant fit ce qu’on lui avait dit et, à l’endroit indiqué, il arriva à un arbre dont deux énormes racines sortant de terre ressemblaient aux jambes d’un homme. Il chercha entre les racines, et trouva son baril d’alcool soigneusement caché là, sous terre.
La façon dont le chaman dépeignit l’arbre comme un « vieil homme », illustre la phraséologie étrange que je mentionnais quelques paragraphes plus haut. Le vieil homme était, dans ce cas, cet arbre très âgé, dont les deux énormes racines étaient, avec le temps, sorties de terre.
Rappel : le mille vaut 1610m, le yard 94cm, le pied 30cm, et le pouce 25mm.