Le Père Antoine et le Spiritisme
"Nous sommes les ouvriers de la dernière heure"
Ce même soir, soir de dimanche, il y avait çà et là, un peu partout dans le pays de Liége, dans des chambres bien chauffées où rien ne filtrait de la tempête, des amis rassemblés autour d'une table, comme chez Antoine. Mais sur ces tables-là on ne voyait pas de petits verres : les amis y posaient gravement leurs mains à plat, et, se touchant l'un l'autre, formaient une chaîne de tous ces doigts attentifs.
C'était une occupation bizarre et d'apparence inutile, mais on sentait, à la gravité du silence, qu'il n'était pas question d'un jeu. La ménagère emportait la lampe dans la pièce à côté. Et alors, dans le silence et l'obscurité, les mains des hommes sentaient une force attendue gonfler et soulever mystérieusement sous elles la table, la matière inerte.
Ces choses se passaient un peu partout, et notamment à Seraing, où il y avait deux cercles spirites : Marie et Carita. Là on se préoccupait aussi, comme chez Louis Antoine, des choses les plus sérieuses. Il était question de Dieu, de la justice, de la vie... Mais on ne restait pas dans cette incertitude : l'Esprit dictait les réponses.
A Chênée, de 1870 à 1873, on avait guéri des malades par l'imposition des mains, par l'intercession des esprits des morts.
Antoine et ses amis ignoraient ces choses.
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Le dimanche-ci, Antoine, je vais à Tilleur, voir les spirites. C'est chez le cabaretier Ghaye qu'on fait parler les esprits. On dit que c'est une chose à en rêver la nuit.
Antoine n'avait pas voulu accompagner Gony. N'étaient-ce pas des impies, ces spirites? Gony assurait que non.
Ainsi donc, Gony devait être à Tilleur, par cette après-midi de mai froide et pluvieuse. Antoine, seul dans sa chambre, au premier étage de sa nouvelle maison, s'occupait à lire un livre.
Il leva les yeux. Cela n'allait pas, aujourd'hui, la lecture. Quelque chose manquait. Etait-ce la compagnie de Gony? Ou bien le mauvais temps tourmentait-il Antoine? On n'est pas bien à soi quand le ciel est gris et que la pluie bat aux vitres, en mai. Ce n'est pas du temps de saison.
Qu'est-ce que c'était que ces spirites?
Le mot attirait et inquiétait. Il y avait là quelque chose qui faisait penser à l'église, au cimetière, et aussi à l'école. Antoine s'imagina l'arrière-salle de ce café Ghaye où des gens étaient assemblés et se livraient en ce moment même à une occupation redoutable, criminelle peut-être. Cette image le gênait, elle ne voulait pas quitter sa pensée. Elle l'empêchait de rester assis devant sa table, et de lire tranquillement ce livre qu'il avait commencé avec beaucoup de plaisir le dimanche précédent.
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Un moment il resta pensif, la tête inclinée. Une petite boucle noire portait ombre sur son front poli et très blanc.
Enhardi par le silence, Antoine eut l'idée de poser une question :
— Est-ce un péché, monsieur le vicaire, de faire comme ces spirites? Vous savez, ces gens qui font tourner des tables...
Le prêtre eut un recul de tout le corps. Son visage s'était rétréci. Il cria presque, d'une voix très haute, acide, précipitée :
Que me demandez-vous là, malheureux! Ne savez-vous pas que ces spirites sont des impies, et que c'est le diable qui fait tourner leurs guéridons.
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Le mercredi à six heures, Gony vint le prendre aux Tôleries Liégeoises.
— Eh bien, Gony? Et cette séance de dimanche dernier?
— Ah! C'était bien intéressant. Dimanche prochain vous devez absolument venir aussi, Antoine.
Gony parla de la séance, des médiums qui étaient là. Qu'est-ce que c'était que les médiums? Ce sont des gens, dit Gony, qui sentent les esprits des morts, et qui savent les écouter, les comprendre. Alors ils écrivent ou ils disent ce que les morts veulent qu'on sache. On appelle cela des communications.
— Et vous croyez que c'est vraiment ainsi, que ce sont les esprits des morts? Ainsi, je pourrais voir mon grand-père Eloi et lui parler?
— Cela dépend si vous avez assez de foi, dit Gony. Et puis, vous savez, on a des preuves! Il y a des livres où on a marqué tout ce que les esprits ont révélé.
— Mais ne seraient-ce pas des démons? demanda Antoine, qui se rappelait l'horreur manifestée par le prêtre. N'est-ce pas contre la religion?
Gony sourit avec une nuance de commisération :
— Mais puisque ces gens-là prient... Et puis, il y a même des esprits qui ont été prêtres sur la terre et qui viennent se manifester.
Antoine se demanda ce que penserait Catherine s'il lui parlait de ces choses. Elle serait bien étonnée, Catherine. Mais il était tenté.
Ecoutez, dit brusquement Gony. Je vais vous donner ce livre. Je ne l'ai pas encore fini, mais prenez-le tout de même. Vous me direz ce que vous en pensez.
Il retira de dessous son bras un volume grossièrement relié en toile noire.
— C'est de la bibliothèque de monsieur Ghaye. Il achète tous les livres spirites, M. Ghaye.
Antoine prit le volume, l'ouvrit à la page de garde, et lut le titre : Livre des Esprits. Avec une espèce de crainte, il se hâta de refermer le volume.
— Non, fit-il à voix basse. Reprenez-le. Je ne veux pas le lire.
Un moment après, il reprit :
— Pas encore.
Peut-être Gony n'entendit-il pas ces derniers mots. Au moment de quitter Antoine, au coin de la rue Hullos, il demanda encore une fois :
— Alors, c'est dit, vous viendrez dimanche?
— Oh! nous ne sommes pas encore dimanche, répondit doucement Antoine.
Gony revint le lendemain, après souper, et tous les jours de cette semaine-là. Chaque fois il parlait des spirites. Antoine ne disait ni oui ni non. Catherine s'arrêtait parfois d'aller et de venir et restait un moment à les écouter, silencieuse, les mains appuyées sur le bord de la table. Tous ces jours-là Antoine faisait fort exactement, comme d'habitude, sa prière du soir et celle du matin. Ces mots graves et mystérieux, « Livre des esprits », circulaient à travers sa pensée.
— Enfin, dit un jour Gony, les phénomènes spirites c'est quelque chose de scientifique, ce sont des expériences.
Cet argument toucha Antoine. Il savait depuis longtemps que c'est la science qui nous fait progresser. Et son opinion avait toujours été qu'il faut examiner les choses avec sérieux, chercher par soi-même. L'Ecriture ne dit-elle pas : « cherche, et tu trouveras? « . Il y avait chez le cabaretier Ghaye des gens qui cherchaient, des gens qui n'avaient pas peur, qui voulaient connaître. Si pourtant on allait pouvoir percer ce rideau de ténèbres... Antoine avait peur du livre à la couverture noire, il l'avait vite fermé... Mais déjà il avait honte de son geste. Pourquoi avoir peur? L'homme ne peut se trouver 'en face des choses qui sont permises à l'homme.
Les autres, comment les apercevrait-il?
Le samedi soir, Gony lui raconta des choses qu'il ait lues à propos d'Allan Kardec, cet homme savait qui avait écrit le Livre sous la dictée des esprits eux-mêmes. Parmi les âmes qui l'avaient inspiré il y avait celles de très grands saints, comme Saint Louis, Jeanne d'Arc, Saint Alphonse de Liguori.
Vous voyez bien, Antoine, que les spirites ne sont pas contre la religion. Sinon, les saints n'iraient pas chez eux.
Gony s'en alla vers dix heures. Antoine fit sa prière, se mit au lit. Tout d'un coup il dit à Catherine:
J'irai demain à Tilleur, avec Gony. Ces gens-là font rien de mal.
Catherine réfléchit un instant.
Si ces gens-là prient comme le dit Gony, c'est 'ils ne font rien de mal.
Elle ajouta :
—N'a t-on pas dit qu'il était spirite aussi, votre ami Debroux ?
Antoine et Catherine s'endormirent. Cependant, Antoine se réveilla presque aussitôt, et resta longtemps sans retrouver le sommeil. Ses pensées étaient actives, elles le tenaient en alerte. Par moments il semblait qu'elles tourbillonnaient autour de dans la chambre et vibraient en silence avec une force énorme, à faire sauter le toit de la maison.
Ces spirites, chez qui il se disposait à aller l'après-midi même, étaient-ce des gens vraiment sérieux? N'y avait-il pas là des farceurs, des charlatans? Il n'aurait pas voulu perdre son temps pour des farceurs.
Il rentra, exprès pour en parler à Catherine.
— Qu'allez-vous penser là? répondit-elle. Votre ami Gony n'est pas un farceur, n'est-ce pas? Elle ajouta :
— Vous n'êtes pas bien depuis quelque temps, Antoine. Il faut tout essayer, il faut aller partout.
Vous vous rappelez quand votre parrain Thiry restait si faible et que rien ne lui profitait plus, après sa pneumonie? Il est bien allé en pèlerinage à Saint-Roch, alors, et c'était plus loin que Tilleur.
La bonne Catherine pensait surtout aux maux d’estomac. Mais elle avait raison, en somme. Il devait tout essayer pour guérir le mal, quel qu'il fût, était en lui. Au début de l'après-midi, tandis qu'il marchait avec Gony sur le chemin de Tilleur, il se fit la réflexion qu'il était un peu comme ces vagabonds, en Russie, qui font des pèlerinages et essaient de toutes les religions pour voir laquelle est la meilleure.
Chez Ghaye, il traversèrent la salle du café et dirent à la femme qui était derrière le comptoir :
C'est pour monsieur Ghaye, personnellement. Pour la séance.
On les fit passer dans une petite pièce carrelée, plusieurs personnes étaient déjà assises sur une rangée de chaises, le long du mur.
En dessous de la suspension de cuivre, ornée de plaques de verre colorié, il y avait une petite table à trois pieds croisés, sans tapis. Cela étonnait, une si petite table au milieu de ce grand espace vide. Il semblait qu'en s'approchant on dût heurter du front la lampe. Antoine remarqua aussi sur la cheminée, en dessous d'une image sainte, deux hauts chandeliers. Dans un coin de la pièce se dressait un piano t le couvercle était relevé.
Les gens, au fond de la salle, étaient silencieux.
Gony leur serra la main à chacun, et à mi-voix présenta Antoine. Il y avait là trois demoiselles de la famille, qui étaient les médiums. Antoine, assis, observa à à la dérobée ces demoiselles, Rien d'extraordinaire ne les signalait.
On n'entendait que le bruit de la pendule. C'était plus calme encore que dans une église, où il se produit toujours des murmures et des frottements de pieds. On n'eût vraiment pas dit qu'on se trouvait dans le même bâtiment qu'un estaminet.
Une des demoiselles ferma les rideaux et les volets, mais on n'éclaira pas la lampe. Les deux autres sœurs s'occupaient à allumer plusieurs bougies sur la cheminée. Sous cet éclairage réduit, les figures des assistants prirent une apparence étrange. Au moindre mouvement, de grandes ombres couraient sur les murs.
— Voici monsieur Ghaye, lit quelqu'un.
La porte s'ouvrait. On entendit une seconde les voix des consommateurs dans le cabaret. Puis tout fut calme de nouveau, et M. Ghaye, debout au milieu de la pièce, dit d'une voix grave :
— Mes frères, recueillons-nous.
Il y eut un moment de silence profond, chargé d'attente. Une femme fut secouée d'un spasme bref. Puis une voix d'homme, rugueuse et mal assurée, commença les notes d'un cantique. Bientôt tous chantèrent, hommes et femmes. On était pris dans ces voix comme dans une charpente vibrante, où pas un doute, pas une inquiétude n'avait sa place.
Au cantique succéda un léger désordre, des bruits de chaises. On venait s'asseoir à la table. Malgré la petitesse de celle-ci, toutes les paires de mains trouvèrent la place de s'y étendre, en se touchant légèrement.
— La chaine est-elle formée? demanda M. Ghaye. Une des demoiselles se leva et prestement, en personne habituée, souffla les bougies.
Une voix s'éleva (était-ce encore celle de M. Ghaye? on eût dit que l'obscurité la changeait), et scanda lentement une espèce de prière :
« Dieu tout-puissant, maitre des âmes, créateur du monde... ,
Plusieurs accompagnaient à mi-voix le récitant. C'était une prière que tous comprenaient. Cela nous changeait de l'église. Il paraissait impossible que ces mots au sens évident n'allassent pas tout droit toucher Dieu. N'était-il pas là, dans cette obscurité, entendant nos mots? Quand la prière fut terminée, un long silence prit place, où il semblait que tout d'un coup une voix inouïe allait s'élever.
Mais il n'y eut que des bruits humains, atténués : une semelle qui râpe le sol, un craquement de chaise, un souffle plus fort. Rien de ce qui était attendu ne se produisait encore.
Peut-être était-on depuis très longtemps au sein de ce silence, peut-être depuis quelques secondes seulement, lorsqu'Antoine remarqua en face de lui un mince filet blanc, à peine réel. Il fut tenté de s'exclamer, mais se contint. Au bout d'un instant il se rendit compte que cette clarté venait d'une très étroite fente du volet.
Le bois de la table était froid. Une espèce de sueur mouillait le bout des doigts, et faisait craindre qu'ils ne se missent à glisser sur cette surface. Ainsi, c'était par ce bois glacé que les esprits allaient venir?
Une chaise craqua, longuement. Quelqu'un soupira. Un autre craquement ne s'était-il pas produit vers le plafond, haut dans le vide noir de la chambre?
Les doigts se fatiguaient. Il fallait les raidir. On eût dit qu'ils étaient devenus très grands. Une fraîcheur et un pétillement léger coulaient le long d'eux, comme si notre vie secrète, une force plus nôtre que le sang, s'était déversée en silence vers cette table dure et glacée. Un effort s'opérait vers eux auquel participait tout le corps immobile, une espèce de sourde méditation sans pensée..., les doigts d'Antoine sentirent la tale, comme une roche dure qu'a descellée le pic, céder sans bruit.
Plus rien n'eut de densité, et il sembla que l'on s'enfonçât dans le mystère du monde. Puis, poussée par un courant contraire, la surface dure revint, repoussant les doigts, et le pied du guéridon retrouva le sol, d'un mouvement net et modéré comme le mouvement d'une personne.
Ce n'était plus cette table, ce bois. Une volonté était là... Le coeur d'Antoine battit. Il crispait ses doigts, il luttait contre la fatigue. Pour rien au monde il ne fallait rompre le contact.
A nouveau, la voix de Ghaye. On la reconnaissait bien, maintenant. Elle était presque trop familière, trop tranquille :
— Bonjour, cher esprit.
La table se souleva plus vivement et frappa avec énergie plusieurs coups.
— Qui êtes-vous, cher esprit?
La table frappa un certain nombre de coups, et tout le monde à la fois dit :
— VI
Chacun comptait l'ordre des lettres. Ensuite vint O, et successivement les mots se formèrent : « Votre guide. »
Les questions et les réponses se succédaient. La table pressait son mouvement. Elle était appliquée à son travail, égrenant ses coups assidus... L'on sentait dans l'ombre une curiosité, une avidité qui entourait ce travail de coups frappés, l'escortait, le poussait en avant. Certains des assistants répétaient les mots, formaient les phrases. C'était une besogne en collaboration, où morts et vivants, tous aussi invisibles dans cette obscurité, étaient sur un pied d'égalité, presque de familiarité. Comme des travailleurs occupés à la même pièce, et qui échangent des indications, des encouragements brefs et tranquilles.
— Quelqu'un devrait écrire, dit M. Ghaye.
— Voilà, voilà, répondit une voix.
Après un peu de confusion, une allumette flamba, puis une bougie fut allumée, et l'un des assistants s'installa debout devant la tablette de la cheminée, pour prendre note des communications..
Mais une des demoiselles se levait, les mains étendues.
Un fracas terrible fit sursauter tout le monde. C'était la chaise qui, repoussée brusquement, tombait sur les dalles.
Des lèvres fébriles de la femme sortit une voix qui semblait celle d'un autre être. Etrangement frêle, caverneuse et lointaine, une telle voix changeait tout. Antoine eut l'impression d'être sans poids, transporté à des distances infinies.
Si vite que parlât la femme, aucune syllabe n'était perdue. Sa plainte psalmodiée était avidement recueillie par la sensibilité multiple du silence.
Comme une grande malheureuse, je viens, le coeur repentant, demander aide et protection, car fait bien du mal durant mon passage sur la terre, et maintenant j'éprouve des souffrances sans nom •••
Sess yeux fixes étaient sans regard, ses traits relâchés immobiles. Seules les lèvres s'agitaient vite et légèrement, come des feuilles.
- Mes vies n'ont été qu'iniquité et fourberie.
Belle, très belle, j'ai été vaine, égoïste, et pire encore... Mes victimes sont en nombre incalculable. m'importaient à moi leurs pleurs et leurs supplications? Aujourd'hui c'est à moi de souffrir.
- Elle se tordit les mains, secoua violemment la tête. Les cheveux noirs, épais, coulèrent d'un seul changeant l'aspect du visage. Elle avait maintenant l'air plus robuste, plus puissante. Elle haleta, ses traits se contractèrent, se détendirent. On perçut un sanglot.
Je demande pardon... pardon... à mes victimes…
Tous les visages, pâles et durcis, restaient fixés sur elle. Là-bas, à la cheminée, l'homme griffonnait fébrilement.
— Pardonne-moi Seigneur, car je vois toute l'étendue de mes iniquités.
« Merci à vous, mes chers spirites... Oh! que j'ai besoin de vos prières... »
La voix se brisa sur une note faible et aiguë, comme un rire de malade. Elle reprit toute basse, peine perceptible :
— Je suis... la reine Margot...
Le visage se relâcha, se décomposa. La jeune femme se laissa tomber en arrière. Les deux autres demoiselles la reçurent dans leurs bras, l'assire sur la chaise qu'on avait relevée. Pendant une minute l'on n'entendit que le bruit de son souffle profond, déréglé, où passait parfois une sorte de sanglot. Enfin elle rouvrit les yeux, battit des paupières et regarda avec étonnement autour d'elle. Elle était terriblement pâle.
De nouveau s'éleva la voix calme et un peu trainante de M. Ghaye :
— Prions, mes frères. Disons une prière pour cette pauvre âme.
A peine avait-on fini la prière qu'une autre soeurs se dressa à son tour. Longue et maigre, visage creusé, les yeux clos, elle avait l'air d'écouter une chose qu'elle était seule à entendre. Et ce chose, Antoine eut tout d'un coup l'impression que c'était une voix aiguë et sonore, à des étages et des étages de distances.
Elle se mit à agiter la main droite.
— Vite, un crayon! fit une voix. C'est le gui qui veut écrire.
L'Homme qui était à la cheminée apporta so cahier et son crayon. La jeune femme s'en saisi, se rassit à la table. Antoine se demandait comme un être humain pouvait écrire si vite et en garda les yeux fermés.
La pointe du crayon se brisa. Un des assistants en tendit un autre qu'il tenait préparé, mais il fut difficile de dénouer les doigts minces du médium, crispés autour du crayon brisé. Chose curieuse, les assistants étaient intéressés mais non violemment émus.
— C'est le guide, murmura Ghaye. Il est toujours si fort, celui-là.
Quand elle eut cessé d'écrire, il prit le cahier et déchiffra assez malaisément, s'arrêtant à certains mots mal formés :
— Ne parlez ni n'agissez sans demander aide et protection à vos bons guides. Ils sont vos amis de l'espace. Courage donc, ne reculez jamais. Travaillez toujours pour Dieu et en vue de plaire à Dieu. Pensez souvent à Jésus, ce divin modèle, lui qui a tant souffert et nous a donné de grands exemples. Avec ce souvenir il vous sera plus aisé de porter votre croix de chaque jour, d'affronter les obstacles que vous rencontrerez et qui tourneront à votre avantage si vous agissez d'après nos conseils... Puissiez-vous ramener bien des brebis au bercail, car je vois tant de ces malheureux plongés dans la plus grande ignorance.
Ayant fini de lire, il s'inclina et prononça à voix très haute :
— Merci, cher guide!
Antoine était surtout impressionné par la dernière phrase : « Puissiez-vous ramener bien des brebis au bercail. » Il lui semblait que ces paroles s'adressaient à lui, personnellement. Elles lui entraient dans le coeur.
Plus d'une fois, dans le passé, il avait eu l'impression d'être appelé, désigné. Mais c'était toujours rapide, cela disparaissait aussitôt dans l'épaisseur de la vie. Maintenant cela éclatait, comme un ordre. Ramener les égarés, sauver les malheureux...
On avait refait l'obscurité. La table était agitée de soubresauts vagues. Des sons légers, musicaux , voltigeaient dans l'ombre, s'évanouissaient, renaissaient.
Une des demoiselles murmura :
— Oh! il fait vibrer les cordes du piano...
Et, brusquement, avec un ravissement de fillette :
— Il m'a touché la main!
Personne d'autre n'avait rien senti. La table s' immobilisa, comme fatiguée, et il y eut un long silence. Il faisait chaud. Antoine avait l'impression d'être là depuis toujours. Il fut tout désorienté quand le cafetier demanda :
— Cher guide, pouvons-nous lever la séance?
La table se souleva une seule fois, très nettement et retomba. De nouveau elle n'était plus qu'un Objet de bois inerte.
Ghaye prononça encore une prière, plus courte que celle du début, puis fit rouvrir les volets... On ne comprenait pas cette clarté du plein jour. Il n'était pas plus de six heures.
Les étrangers prirent congé de Ghaye et de sa famille. Les demoiselles étaient redevenues des personnes comme tout le monde, — elles refaisaient leur chignon devant la glace de la cheminée.
Gauches et un peu courbés, les yeux clignotants Antoine et Gony traversèrent le café où des cons mateurs jouaient aux cartes. Une fois dehors, Gony interrogea :
— Eh bien?
II était lui-même tout ému. Antoine essayait de se reprendre, suivant son habitude. Il regardait les maisons, les jardins, les terrils des charbonnages. Peu à peu il rentrait en lui-même.
— C'était intéressant, dit-il. Il n'y a pas doute : ce sont des faits.
— Et des faits que la science n'explique pas ajouta Gony.
Les mots eux-mêmes les aidaient à reprendre leur calme. NOUS n'avons 'que nos Mots. Si même nous voulons parler d'une chose qui dépasse notre vie habituelle et nous a bouleversés, les mots usuels et tranquilles viennent sur nos lèvres. Nous les entendons sortir, d'abord avec un sentiment de surprise à les constater si pauvres, si rudes. Mais il faut bien les employer, et peu à peu ils finissent par ramener notre sentiment lui-même à quelque choie d'usuel et de tranquille.
Antoine reconduisit Gustave Gony jusqu'à Seraing, où il habitait, puis, serrant sous son bras le livre d'Allen Kardec, il revint à Jemeppe tout pensif.
Antoine haussait les épaules en se rappelant ce que le vicaire avait dit des spirites. Des impies, ces gens qui priaient au début et à la fin de leur séance, et qui chantaient des cantiques? Des démons, ces âmes du Purgatoire qui venaient confesser leurs péchés passés et demander des prières? Sûrement M. le vicaire n'avait jamais assisté à une séance de spiritisme.
Il semblait à Antoine qu'il comprenait à présent comment peut se faire ce travail de la prière, travail tout intérieur et silencieux mais efficace, qui incombe à chacun de nous. Il suivait la grand'rue de Jemeppe, et une hâte incroyable lui faisait presser le pas. Il n'avait pas l'impression de marcher dans la Grand'rue, mais de se trouver porté sur le courant invisible et puissant d'un fleuve. L'ancienne rive était déjà lointaine et sans couleur, avec ses files d'arbres, ses promeneurs minuscules, ses églises, — oui, ses églises : il y avait là de longues flèches d'églises dont il s'éloignait de plus en plus rapidement.
Aux Quatre-Ruelles, la table du souper était déjà mise. Pierre Dor causait avec Louis et Catherine. Tous trois savaient que Louis Antoine était allé à Tilleur, chez les spirites. « Eh bien? » demandèrent silencieusement les trois visages.
— Je suis content, mes enfants, fort content.
— J'en rêverai dit le jeune Louis.
Et Pierre Dor demanda à Antoine de l'emmener avec lui à Tilleur le dimanche suivant.
Antoine se leva de table et alla prendre sur la cheminée le livre relié en toile noire qu'il y déposé en entrant. Il l'éleva en l'air pour le montrer à tous.
— Voilà, dit-il, voilà le livre d'Allan Kardec, tout est expliqué.
Lorsque Catherine eut débarrassé la table de cuisine, il s'assit et se mit à lire.
Pierre Dor s'en alla vers les neuf heures : il devait retourner à Mons. Le jeune Louis alla se cher, puis Catherine.
— Vous ne venez pas, Antoine?
— Je monterai bientôt, répondit-il.
Au point du jour, Catherine fut étonnée de pas sentir son mari à côté d'elle. Elle ouvrit I yeux... Pas d'Antoine. Avait-elle dormi si fort qu'elle ne l'avait pas entendu se lever?
Elle descendit à la cuisine. Antoine, assis, le visage creusé, tout gris dans la grisaille de l'aube, tournait la dernière page du livre. Catherine vit lampe éteinte sur l'armoire, et à côté d'Antoine chandelier avec une bougie qui avait coulé en longs filets blancs, irréguliers.
Il leva les yeux. Ces yeux étaient si extraordinairement illuminés qu'il rachetaient la fatigue du visage. Et peu importait que la cuisine fût petite que le carrelage portât la poussière de la veille, qu'il y eût de la vaisselle non lavée sur la petite table à côté de l'évier.
— Catherine, savez-vous que les gens renaissent après la mort et que nous vivrons plusieurs vies? Sa voix était enrouée, inégale. La parole y passait en trébuchant, comme sur un chemin pierreux.
Elle murmura :
— Est-ce vrai, Louis ?
Catherine ne reconnaissait pas les yeux de son homme. Cette nuit qu'ils venaient de traverser ouverts et seuls les avait lavés, nettoyé, aurait-on dit, avait ôté d'eux à jamais on ne sait qu’elle poussière.
Un souvenir très ancien remonta à. la mémoire. La première fois que Louis était entré chez eux (c'était elle qui l'avait invité à venir), il avait raconté l'histoire de sa permission, et à ce moment elle avait senti qu'avec cet homme la vie ne serait pas ce qu'elle est d'habitude, mais qu'il surviendrait tôt ou tard quelque chose d'extraordinaire, — non pas de terrible à proprement parler, mais plutôt de difficile, c'était cela, de difficile. Et le plus curieux c'est qu'à ce moment-là précisément elle lui avait donné toute sa confiance. Pendant très longtemps elle n'avait plus pensé à cela mais aujourd'hui elle comprenait que le jour de, la difficulté était venu. Et il n'était plus question de l'accepter ou de ne pas l'accepter : on était déjà au delà, tout s'était consommé au cours de cette nuit, pendant qu'elle dormait. Elle regarda le livre noir sur la table, puis de nouveau Antoine.
Il s'était levé; repoussant la chaise. Ses deux mains étaient devant lui à la hauteur de sa poitrine. A demi-fermées, elles tremblaient un peu et semblaient pesantes, comme si elles avaient contenu quelque chose de lourd.
C'était donc là Antoine, son mari. Et pourtant c'était quelqu'un d'inconnu : un nouvel Antoine, qui avait toujours été caché dans l'autre et qu'elle avait obscurément pressenti. Maintenant, pour que tout fût achevé, il ne fallait plus qu'une petite chose, venant d'elle cette fois : un peu de courage. Car elle n'avait rien à chercher, à décider, elle, et c'est pourquoi elle avait pu dormir. Ce qui lui incombait c’était simplement de suivre Antoine.
p.147 à p.162
(Source : Délivrez nous du mal, histoire d’un homme – Antoine le guérisseur par Robert Vivier – Edition Grasset)