PATTANI (Thaïlande), 20 septembre. Assis autour d'une table ronde, des militaires en treillis font un point sécurité pendant que des moines en robe orange s'affairent devant un feu. Est-ce un temple ou une caserne ? Dans l'extrême sud thaïlandais, la question n'a plus lieu d'être. Car l'armée a investi, physiquement, les monastères bouddhiques.
Depuis sept ans, les trois provinces du sud thaïlandais (Pattani, Yala et Narathiwat), près de la frontière avec la Malaisie, sont rongées par une insurrection qui a fait plus de 4 800 morts.
Dans une région où 80% de la population est d'ethnie malaise et de religion musulmane, les militants dénoncent le pouvoir des élites de Bangkok et de la majorité thaï bouddhiste du royaume. Mines, fusillades, attentats piégés font leur lot de victimes, dans les deux communautés.
L'entrée du monastère Wat Lak Muang, près du centre-ville de Pattani, est gardée par une sentinelle dans un bunker. Un pick-up dépose cinq soldats armés jusqu'aux dents. A côté de baraques en préfabriqué sont garés camions de transports de troupes et blindés. Les militaires sont ici chez eux.
"Ce n'est pas parce que les soldats sont avec les moines qu'il s'agit d'une guerre de religions", tempère le général Acra Tiproach, commandant adjoint de la région militaire. "Ce n'est qu'un abri. Il y a des bâtiments pour nous loger et nous pouvons assurer la sécurité des habitants".
Mais des experts rappellent que même si aucun texte ne l'affirme explicitement, nul n'ignore que le bouddhisme est de facto religion d'Etat. "La présence des soldats dans la plupart sinon tous les temples de cette région font apparaître ces temples comme des représentations de l'Etat thaïlandais", regrette Srisompob Jitpiromsri, directeur de Deep South Watch, une organisation qui étudie le conflit. "Quand vous vous présentez comme protecteur des temples (...), vous devenez protecteur de la minorité" bouddhiste.
Le bouddhisme religion d'État
Les analystes peinent à décrire simplement ce conflit aux racines séculaires, dont les leaders sont mal identifiés et les revendications nébuleuses.
Certains militants réclament de l'autonomie, le respect de leur culture, de leur langue, de leur identité. Une poignée viserait l'indépendance. Mais la présence de bataillons dans les monastères ajoute à ce cocktail détonnant une dimension religieuse. Au lever du jour, deux moines se livrent à la récolte de l'aumône. Riz, plats en sauce et gâteaux secs atterrissent dans l'écuelle en aluminium, avant qu'ils ne récitent une prière et poursuivent leur chemin. Rien que de très normal, sauf les soldats qui les accompagnent.
"La situation n'est pas bonne", admet un fidèle. "Il est normal que les soldats protègent les moines". Lorsque ces derniers s'éloignent, leurs gorilles sur le qui-vive progressent avec eux. Rien à voir avec la menace d'Al-Qaïda. Les attentats n'ont jamais atteint Bangkok et ne visent pas les Occidentaux. Et la nouvelle génération de militants n'est pas recrutée sur des discours intégristes, souligne Duncan McCargo, expert de l'insurrection à l'université britannique de Leeds.
Mais des soldats ont bien été ordonnés moines ces dernières années. La rumeur affirme aussi que certains religieux sont armés. "La militarisation des temples bouddhiques alimente la sensation que c'est un clash entre les religions et c'est une évolution très problématique", estime le chercheur.
Dans trois temples visités par l'AFP, les soldats étaient dix fois plus nombreux que les religieux. La plupart des supérieurs approuvent une présence contre laquelle ils ne pourraient, de toutes façons, pas grande chose. "Ca se passe bien puisque les moines vivent avec les moines, et les soldats avec les soldats", assure Pipit Vavakarn Koson, supérieur du Wat Tung Kha, près de Narathiwat. "Il y a eu des bombes dans certains temples. Certains ont été brûlés, des moines ont été tués. Donc j'ai pensé que c'était une bonne idée d'avoir les soldats avec nous".
De fait, cette singulière promiscuité va perdurer. Les armes sont incongrues à côté des stoïques bouddhas de pierre, mais elles en rassurent certains. Le monastère Wat Tung Kha trône ainsi au coeur d'un village exclusivement bouddhiste, enclave protégée par un barrage. La rue principale regorge de drapeaux jaunes, symboles de la monarchie, donc du pouvoir de Bangkok.
Ophat Yenbut, 66 ans, y vit avec son mari. La maison des voisins est fermée, le couple a été abattu il y a quelques années. "Je dors mieux quand je sais que les soldats sont là pour nous protéger".