- Pleureuse en Chine -

Il est plus de minuit, en cette veille de fête des Morts. Un petit feu crépite sur le trottoir qui borde un carrefour dans le quartier du stade des Ouvriers, en plein centre de Pékin. Les voitures sont rares. De nombreux habitants de la capitale ont profité des trois jours fériés pour sortir de la ville. Une ombre accroupie jette furtivement des morceaux de papiers dans les flammes : de faux billets censés aider l'âme défunte, honorée dans l'au-delà. "Je n'ai pas assez de temps ni d'argent pour retourner dans ma province d'origine, soupire la jeune fille qui travaille dans un salon de coiffure à proximité. Mais je pense à ma mère qui est morte lorsque j'avais treize ans..." Comme elle, des millions de Chinois qui ont migré loin de leur région natale, au gré du développement économique, hésitent à entreprendre un long périple pour cette fête des Morts.

Les familles chinoises ont conservé cette coutume millénaire d'honorer leurs ancêtres dans l'intimité, même si au plus fort de la Révolution culturelle (1966-76) la pratique fut interdite. La fête - équivalent de la Toussaint en France - a lieu toujours à la même date, le 4 avril, le chiffre 4 résonnant phonétiquement comme "mort" en chinois. En 2008, les autorités ont décidé de rétablir la célébration des morts dans le calendrier officiel. La réhabilitation de cette fête a permis de supprimer sans trop de protestations la semaine de congés payés du 1er mai, qui avait été accordée en l'an 2000. Devenue immédiatement très populaire, cette "semaine d'Or" de début mai provoquait des engorgements touristiques à l'origine de centaines d'accidents. La semaine de congés du mois de mai a donc été remplacée par trois week-ends prolongés : pour la fête des Morts en avril, la fête du Travail le 1er mai et la fête des Bateaux-Dragons en juin. Trois séries de trois jours permettant de souffler, mais pas forcément de parcourir l'immense Chine...

Fausses concubines

Mais voilà que le réveil des traditions est venu titiller une société devenue passablement consumériste. Au fil des années, les Chinois ont vu apparaître dans les boutiques funéraires des objets de plus en plus extravagants, réalisés en papier et destinés à être brûlés lors des cérémonies pour les morts. Compte tenu du succès que connaît la marque informatique Apple en Chine, le dernier cri réside dans des iPhones ou iPads en carton (de 10 à 400 yuans, selon le degré de ressemblance). L'inventivité des commerçants de l'au-delà semble sans limites : ce matin sont apparues sur Internet de fausses concubines, sous les traits de blondes Barbie en papier mâché, destinées aux hommes défunts. Pourtant, une loi datant de 1997 et toujours en vigueur interdit toute "pratique superstitieuse", dont cette coutume de brûler de faux objets censés atteindre symboliquement les âmes et les combler. "En cette période de forte inflation, de nombreux Chinois expriment ainsi un désir pour des objets qu'ils se savent incapables de s'acheter dans la vie réelle, tels que des villas de luxe ou des voitures de course", expliquait lundi dans le China Daily le professeur Zhang Baoyi, directeur de l'Académie des Sciences sociales de Tianjin.

Une nouvelle mode fait fuser les commentaires des internautes cette année : celle de trouver des "remplaçants" pour se rendre aux cérémonies. Faute de temps, ou d'argent, comme la petite coiffeuse du carrefour, parfois aussi par facilité, afin de profiter de leurs rares loisirs, certains Chinois sont tentés de répondre aux sirènes des publicités qui fourmillent sur Internet : "Pas le temps de rentrer au pays opérer votre devoir filial ? Qu'à cela ne tienne, vous pouvez payer un remplaçant !" proposent des centaines de micro-entrepreneurs. Pour 500 yuans (60 euros) la société Jeune dix mille ans (wan young), basée à Zibo (4,5 millions d'habitants), dans la province du Shandong, propose d'aller balayer une tombe, déposer des fruits et des fleurs et allumer des bougies. Si le client souhaite que son remplaçant pleure, il lui faudra rajouter 300 yuans pour dix minutes de larmes ! Mais il est plus rentable de demander vingt minutes de cris et mouchoirs, en doublant le prix de base...

Argent-roi

À Pékin, c'est plus cher... Il faudra compter 680 yuans (un peu plus de 80 euros) pour un service identique, mais les remplaçants proposent en sus de revêtir des vêtements traditionnels pour opérer trois "kowtows" (révérence où l'on s'agenouille en frappant le front sur le sol). La société TB1663369-2012 propose également de "parler aux esprits des morts", mais il faudra y mettre le prix, selon la durée. Pour prouver que l'opération est bien accomplie selon les rites, ces sociétés proposent des photos ou des vidéos de leur intervention, dont le prix viendra s'ajouter à la note... "Cette année, j'ai déjà enregistré vingt clients !" s'enorgueillit Wang, le responsable d'une de ces sociétés. Une activité saisonnière mais néanmoins lucrative, surtout lorsque les clients ajoutent quantité de gadgets en papier...

Pour autant, ces nouvelles pratiques ne sont pas du goût de tous. Un sondage publié le 30 mars par le quotidien du soir de Pékin, Xinwen Wanbao, révélait que 94 % des personnes interrogées désapprouvaient ces déviances. Les commentaires trouvé sur Internet le confirment : la plupart s'insurgent contre le culte de l'argent-roi. "Comment peut-on se comporter ainsi auprès de nos parents qui nous ont enfantés, chéris et tout donné, c'est inhumain", s'énerve Haixiu. Certains messages, désabusés, ne manquent d'ailleurs pas d'humour. "Si l'on est prêt à engager des remplaçants pour la fête des Morts, à quand le jour où l'on en prendra aussi pour la nuit de noces..."