Un Autrichien, Herbert Selbsmord, (Selbstmord = suicide en allemand) tenta vainement d'attenter à ses jours 13 fois de suite, de 13 manières différentes. Mais la quatorzième tentative réussit.
La première fois, il se jeta dans le Danube et fut aussitôt repêché par un maître-nageur.
La seconde il se jeta par la fenêtre de son appartement, situé au quatrième étage de son immeuble. Mais ce jour-là la mort ne voulut pas de lui, car à l'instant même où il plongeait tête la première vers la chaussée une benne de jardinier de la ville, remplie d'herbe, vint à passer et amortit sa chute.
La troisième tentative faillit réussir. Alpiniste amateur, il se rendit en chaussures de ville sur un sommet difficile et se jeta dans le vide. Mais à l'endroit de l'impact, la chute de son corps déclancha une avalanche qui l'entraîna vers la vallée, et notre héros se retrouva à peu près indemne, cinq cents mètres plus pas.
Au quatrième essai, Herbert Selbsmord voulut mettre toutes les chances de son côté. Il loua une voiture, gagna une route de montagne à circulation alternée où les cars postaux avaient la priorité. A un moment donné, voyant le bus grimper la route en lacets il fonça à sa rencontre, pédale au plancher. Mais le chauffeur, voulant l'éviter, fit un écart vers la droite, bascula par-dessus le parapet et s'écrasa avec ses passagers dans le pierrier en contrebas. Quant à la voiture d'Herbert le chanceux, elle fit un brutal tête à queue et se retrouva bloquée contre la paroi rocheuse, avec
une légère éraflure .
Mais notre lascar était bien décidé à en finir une bonne fois pour toutes.
Il acheta de la mort aux rats dans une droguerie et quelques plaques de chocolat, dont il était friand. Il s'installa confortablement dans sa voiture, garée en lisière d'une forêt où jamais personne ne passait. Il écouta de l'opéra à la radio de bord et avala du chocolat, beaucoup de chocolat. Puis une forte dose de poison, une nouvelle plaque de chocolat, une autre dose, encore du chocolat, et pour être bien sûr de ne pas se rater, il ingurgita un somnifère puissant et un tube d'optalidon.
Or, une bonne soeur vint à passer, à bicyclette et découvrit Herbert évanoui, la bouche, le menton et les vêtements souillés de vomissures. Elle lui administra un cordial qui le fit revenir à lui. Sa gourmandise l'avait sauvé : son estomac saturé avait rejeté à la fois le chocolat et le poison ! De cette mésaventure il garda un foie fragile et l'interdiction de la Faculté de toucher au chocolat.
Une guerre éclata dans les Balkans. Herbert se choisit une cause, un camp, celui du plus faible. Il alla s'enrôler comme commando dans l'armée des perdants. Il se porta volontaire pour toutes les opérations désespérées. Il en revint victorieux sans une égratignure ! Pour en finir, il revêtit une lourde combinaison remplie de grenades, de mines et d'explosifs, retenue par un harnais de cuir, et offrit de sacrifier sa vie pour ses amis. Son but : faire sauter le premier blindé d'une colonne de chars pour bloquer le convoi au fond d'une étroite vallée. Ainsi lesté, il s'avença en kamikaze au-devant du char ennemi, un drapeau blanc dans la main.
Un tireur embusqué le prit pour cible et la balle sectionna la jugulaire de cuir de son harnais. Sa combinaison explosive chut à terre, entravant ses jambes. Herbert, rampa instinctivement hors de son carcan et allait
dégoupiller une grenade qu'il tenait en réserve lorsque le char en tête du convoi le frôla, et explosa en passant sur la combinaison piégée. Le souffle fit rouler le brave Herbert dans le fossé où il fut enseveli, sonné mais bien vivant, sous un linceul de feuilles mortes.
Recueilli par ses amis, vainqueurs de la colonne ennemie, il fut fêté comme un héros.
Pourtant, cette incroyable série de coups de chance insensés ne redonna pas à notre personnage le goût à la vie.
La guerre finie, il retourna dans sa patrie, bien que ses nouveaux amis lui aient proposé une niche dorée dans la nouvelle administration de leur État devenu indépendant. Herbert avait une idée fixe : en finir une bonne
fois pour toutes...
Il essaya le revolver, le fusil de chasse : en vain. Chaque fois un grain de sable empêchait la réussite de sa tentative de suicide. Lorsqu'il voulut se pendre, dans une masure en ruines, la solive du chalet qui
soutenait la corde cassa... L'automne suivant, il se cuisina un plat d'ammanites phalloïdes. Son foie n'explosa pas, il vomit son dîner quelques minutes après l'avoir consommé.
Il se rendit à la bibliothèque centrale où il tomba sur un ouvrage exposant les cent manières d'en finir proprement avec la vie sans trop souffrir. Il y trouva des méthodes qu'il n'avait pas encore essayées.
L'une d'elles le séduisit : se faire couler un bain chaud, avaler trente cachets d'un puissant somnifère, boire une bouteille de whisky, puis, à l'aide d'un rasoir, se taillader les veines. Herbert fit couler le bain chaud, prit la dose de somnifère prescrite, but son whisky. Hélas ce traitement lui valut le bonheur de s'endormir avant même d'avoir pu utiliser le rasoir. Il se réveilla dans un bain froid avec une solide gueule de bois.
Notre brave Selbsmord eût pu s'en tenir là et profiter de la renommée qui entourait désormais son éminente personne. Les gazettes s'étaient emparées du phénomène. La radio enjolivait la guirlande de ses exploits.
La télévision, au cours d'une émission destinée au grand public, avait présenté sa photo et raconté son histoire.
Le lendemain, il recevait mille lettres d'admiratrices se proposant de lui faire passer définitivement sous leurs baisers et dans leurs bras, ses idées suicidaires.
Alors, il arriva à Herbert, ce qui devait lui arriver. Plutôt que de se pendre à un réverbère en une ennième tentative de suicide, il se pendit au cou de la belle Edwige Bluttag, une ravissante blonde de vingt-cinq ans sa cadette, et l'épousa.
L'épouse vénale se rendit très vite compte que si le brave Selbsmord était devenu célèbre, il n'en restait pas moins pauvre comme Job et se montrait dénué de toute ambition.
Se sentant flouée, frustrée, déçue dans ses espérances, la belle Edwige se livra à d'incessantes querelles de ménage. Ce fut au cours de l'une d'elles que la jeune mariée très en colère s'empara d'un couteau de cuisine
et en frappa treize fois le pauvre Herbert qui succomba enfin à ses blessures.
Après un long procès, Hedwige fut acquittée. Herbert Selbsmord avait laissé une lettre non datée affirmant sa volonté de mettre fin à ses jours...