Enfants-sorciers
La République démocratique du Congo, qui connaissait déjà le fléau des « enfants soldats », est en proie depuis quelques années au phénomène tout aussi inquiétant des « enfants-sorciers ». Des enfants sont accusés, par des voisins quand ce n’est par leurs propres parents, de porter le mauvais œil. L’attribution à un enfant de pouvoirs maléfiques apparaît généralement au sein de familles touchées par un malheur : décès, maladies, perte de travail, etc. Accusé de sorcellerie, il est chassé de sa famille et mis au ban de la communauté.
Apparu il y a une dizaine d’années, surtout en ville, le phénomène des « enfants sorciers » s’est accentué avec le délitement du pays. Il a pris des proportions dramatiques ces derniers mois. En juin dernier, de présumés sorciers de 5 ou 6 ans ont été littéralement massacrés dans la région d’Aru, dans le nord-est du pays, à la frontière de l’Ouganda . À Kinshasa, à la mi-septembre, un adolescent de 14 ans accusé par la rumeur d’avoir ensorcelé une femme a été torturé jusqu’à la mort
Sociologiquement, l’enfant accusé de sorcellerie occupe souvent une position marginale, soit il est issu d’un premier mariage, soit il est l’enfant d’un membre de la famille qui s’est absenté. Les familles modestes ou pauvres sont plus vulnérables au phénomène, aussi bien sur le plan de la croyance en la sorcellerie, que sur celui des malheurs qui l’accablent. La propagation du phénomène a traversé les classes sociales, mais quand ce sont des familles aisées qui sont touchées, celles-ci font appel à un pasteur qui dans la plupart des cas assure leur réintégration.
Les causes d’un tel phénomène sont très difficiles à cerner. Il est certain que la crise économique, qui a cassé le mode de fonctionnement traditionnel de l’autorité familiale, y est pour beaucoup. Dans ce contexte, de nouveaux mécanismes de pouvoir se sont progressivement instaurés. Ils ont fini par supplanter la « sagesse traditionnelle ». Des enfants sont revenus des mines diamantifères plus riches que leurs parents. La guerre et le recrutement des enfants a également contribué à la déstabilisation de l’ordre familial. Mais c’est la multiplication de facteurs, dont certains ne sont pas accessibles à travers l’analyse sociétale et sont plus du domaine de l’affectif et de l’inconscient, qui a scellé la propagation du phénomène. Selon le professeur De Boeck, face aux traumatismes nés de la guerre, de la famine et du sida, la société congolaise a tendance à se rattacher de plus en plus au monde de l’imaginaire, le « monde pandémonium » ce qui signifie « monde de la nuit » ou « monde invisible ». La ligne de démarcation entre le rêve et le réel finit par s’estomper.
Pourtant ces enfants, errants dans les rues sous prétexte qu’ils sont ensorcelés, sont bien vivants et souffrent moralement et physiquement. « Le phénomène prend de l’ampleur dans les quartiers pauvres de la capitale », commente le pasteur évangéliste, Lobela Mati, régulièrement appelé par des familles pour « exorciser des enfants sorciers ». « Des enfants sachant à peine parler sont soupçonnés d’être sorciers » révèle-t-il, et il s’indigne que « les badauds soient toujours prêts à leur faire subir le supplice du collier », qui consiste à placer un pneu enflammé autour de la poitrine de l’enfant.
Aujourd’hui étudiant en Belgique, l’infirmier neuropsychiatre Célestin Lokonde [5] raconte l’histoire du petit Nganputu, 11 ans. L’équipe médicale avait été sidérée par la logique et la clarté du récit (délire, en termes médicaux) pour un enfant de cet âge : « Toutes les nuits ma grand-mère venait me chercher et nous partions rejoindre l’assemblée des autres et là-bas on décidait ensemble ce que nous allions faire cette nuit-là ».
Pour se faire accepter au sein du groupe, Nganputu avait « offert » son oncle défunt comme sacrifice. A sa première « rencontre nocturne » sa grand-mère lui a donné de la viande saignante et ce geste lui a ouvert l’esprit. Ainsi, il pouvait voir à travers les portes, deviner les pensées des gens, prédire les pluies, les foudres, etc. Nganputu est l’aîné d’une famille d’agriculteurs originaire de Bandundu où il vivait avec sa grand-mère. Lorsqu’elle est morte, il est retourné chez ses parents. C’est à la mort de son oncle, que sa « condition » d’enfant sorcier a été diagnostiquée par la famille. L’insouciance et le peu de respect des pratiques du deuil qu’affichait Nganputu, en tant qu’aîné des enfants, a convaincu l’entourage qu’un « esprit malin » l’habitait.
L’histoire de Nganputu est celle de tous les « Enfants sorciers », « Chégués », « Moineaux » (ceux qui chapardent), qui « hantent » les rues de Kinshasa, laissés-pour-compte de familles dépassées par la crise. Les petits sorciers s’organisent en groupes appelés « écuries », de manière militaire, avec distribution des tâches et attribution des grades.
Face à ce problème, deux réponses existent : les églises, et les associations. Les églises sont mieux « habilitées » à « soigner » les enfants sorciers, néanmoins, paradoxalement elles entretiennent sinon fécondent cet imaginaire lié au « monde des forces du mal ». Les chaînes évangéliques diffusent des aventures de ces « enfants-esprits ».
En revanche, les associations plus neutres s’occupent de tous les enfants des rues. Le Docteur Malele, du projet ’enfants de la rue’ de MSF à Kinshasa, constate que « face à l’agressivité de la rue et la répression de la police, ces enfants, animés par un sentiment de révolte et d’injustice, se laissent tenter par la drogue et l’alcool ou s’incarnent en sorciers. Par la crainte qu’il inspire, l’enfant sorcier se sent un peu plus protégé, ou mieux à même de prendre sa revanche sur les injustices qu’il endure ».