Archie Fire Lame Deer était un homme-médecine sioux Lakota. Son père, Tahca Ushte, John Fire Lame Deer, était
heyoka. Ecoutons
le fils parler du père et des heyokas.
Mon père était un homme à part chez les Lakotas : c’était un
heyoka et un wapiya, une sorte de magicien. Lors de sa première quête de vision, il avait reçu certains pouvoirs de l’aigle et d’autres oiseaux. Il disait quelquefois que lorsque «
le pouvoir l’habitait », il pouvait comprendre et communiquer avec les créatures du ciel.
Le heyoka est à la fois plus et moins qu’un homme médecine. C’est un « contraire », un homme qui fait tout à l’envers. On
le craint, et il se craint un peu lui-même avec ses pouvoirs étranges. Il est
le chagrin et
le rire intimement mêlés, il incarne à la fois
le ridicule et
le sacré. Les heyokas ont de grands pouvoirs.
Le heyoka est un « Rêveur-de-tonnerre ». Quiconque rêve de tonnerre, des éclairs ou des Wakinyans, les Oiseaux Tonnerre, se retrouve
heyoka, que cela lui plaise ou non. Il suffit même de rêver d’un des symboles de l’éclair, comme par exemple d’un cheval gris, pour être changé en « contraire » et devenir un
clown sacré, celui qui prend
le chaud pour
le froid, met
le haut en bas, et recule au lieu d’avancer.
Le heyoka met ses vêtements à l’envers. Pour dire « Je t’aime », il dit « Je te déteste ». Il dit oui quand il veut dire non. Il monte son cheval à l’envers. Par temps chaud, il entasse sur lui plusieurs couvertures et frissonne violemment, en affirmant qu’il meurt de froid. Quand il gè
le, il se promène en maillot de bain en se plaignant de la chaleur étouffante. J’en ai connu un, qu’on appelait
Heyoka Osni,
le Fou du Froid.
Les heyokas sont très bénéfiques pour notre peuple. Ils peuvent guérir certaines maladies, et aussi modifier
le temps qu’il fait. Il peut y avoir en eux un côté ambigu, qui peut donner du bon ou du mauvais. Il en va du
heyoka comme de l’éclair : ils sont imprévisibles.
Mon père, lors des cérémonies assurait la direction des danses en tant que
heyoka, pour la plus grande joie de tous. …Mais je devais bientôt lui découvrir un autre aspect, beaucoup plus orienté vers
le spirituel. Certains anciens me dirent : « Accompagne ton père à une cérémonie et tu verras sa force. »
Je me souviens d’un épisode qui me fit une impression profonde. Un powwow devait se tenir près de Rosebud, mais
le mauvais temps semblait vouloir tourner en dérision ceux qui était venu s’offrir pour cette fête. Il pleuvait des trombes et
le ciel gris foncé semblait une chape de plomb.
Le vieux Sam Moves Camp déclara : « On va s’amuser un peu avec ce
heyoka, John Fire. On va lui demander d’arrêter la pluie et de ramener
le soleil. On verra bien ce qu’il fera. »
Tout
le monde riait. J’étais plutôt embarrassé et triste de les voir se moquer de mon père. Un de ses amis les plus proches, Godfrey Broken Rope, alla
le trouver : « John, est-ce que tu pourrais
le faire ? Je sais que tu en as
le pouvoir : tu es un homme-médecine.
- C’est toi qui dis que j’en suis un. Je n’ai jamais affirmé une chose pareille, mais je vais essayer de vous aider. »
Il alla chercher un sac accroché à son cheval. Il l’ouvrit et en sortit sa pipe ainsi qu’une plume d’aigle. Debout au centre du cercle destiné à la danse, il leva la pipe et pria en la dirigeant tour à tour vers les Quatre Directions. Puis il agita la plume d’aigle en accompagnant ses gestes d’un chant ancien dont il était
le seul à connaître les paroles. Pendant
le chant,
le vent se leva, si fort qu’il renversa une tente. Il dispersa les nuages et les chassa comme un vol d’oiseaux effrayés. Tous ceux qui étaient là levèrent les yeux pleins de respect, et contemplèrent
le soleil qui pointait. En une heure,
le ciel était dégagé, et il se mit à faire si chaud que trois heure plus tard, la terre commença à se fendiller. Tout
le monde regardait mon père d’un air éberlué ; il se contenta de sourire. Après avoir rangé sa pipe, il regagna son cheval et partit. J’étais fier d’être son fils.
Un rêve de
heyoka comportera souvent un élément embarrassant, qu’il préfèrerait que les gens ignorent ; pourtant, il lui faudra
le montrer aux yeux de tous. Si dans son rêve il se voit affublé de vêtements féminins, ou de haillons misérables, c’est ainsi qu’il devra s’habiller. Cela ne lui plait guère, mais s’il refusait de
le faire,
le tonnerre et les éclairs se déchaîneraient. Il sait bien que s’il n’exhibe pas
le contenu de son rêve devant son peuple, il risque la mort.
Le heyoka est un bouffon sacré, un
clown qui a pour rô
le de faire rire.
Mon père commença par être un bouffon sacré. Pendant quatre ans, il dut jouer son rêve de
heyoka : il fut
clown de rodéo.
Le rêve de mon père comportait aussi un élément winkté, lié aux hermaphrodites et aux travestis. Pourtant, il n’y avait rien de winkté chez mon père. Mais par fidélité à ce rêve, il dut accomplir ses pitreries sous
le nom d’Alice Jitterburg, affublé d’une perruque rouge, d’une robe rouge, de bas de soie et de talons hauts rouges.
Ce n’était pas sans danger : quand un taureau brahma désarçonnait un cow-boy, il avait pour rô
le de détourner son attention. Avec ses talons hauts, il lui fallait courir comme un perdu,
le taureau furieux à ses trousses. Maintes fois, pour lui échapper, il dut plonger dans un tonneau, que l’animal ensuite faisait rouler en tous sens sur la piste du rodéo, avec mon père qui se cramponnait à l’intérieur. Les gens s’amusaient énormément de ses pitreries, sans soupçonner qu’il s’y livrait par obéissance à sa vision de tonnerre.
Même lorsqu’il eut atteint un âge avancé, et qu’il était devenu un homme-médecine admiré et respecté par plus de quatre-vingts tribus, sa nature
heyoka ne cessait de se manifester. Une fois au début des années soixante-dix, une bande de types réussirent à lui mettre
le grappin dessus ; ils avaient un nom bizarre, du genre : « L’Equipe qui a rendu ses cheveux au Prince Albert ». « Chef, déclarèrent-ils, on va s’occuper de vos cheveux, où l’on voit quelques traces de gris ; ensuite, on fait une photo pour une publicité et en plus on vous donne trois cents dollars ». Vous savez, une pub du genre « Il n’y a pas besoin d’être anglais pour utiliser
le célèbre shampoing tonique du Prince Albert ».
Eh bien, ce fameux produit traitant ne marchait pas sur les Indiens ; mais les cheveux de mon père virèrent au rouge carotte. Imaginez son visage sombre d’Indien de pure souche encadré par deux nattes bien rouges. Mais mon père se contenta d’en sourire : c’était encore un tour encore un tour
heyoka qu’on lui jouait, et il devait l’accepter comme tel. Puis il partit pour une tournée dans plusieurs tribus, où il venait parler de spiritualité ; mais pour les anciens et pour les chefs, c’était difficile à accepter. Ils n’arrêtaient pas de venir lui dire : « John, ça ne va pas. Tu es là à parler de questios sacrées, et les gens rigolent en voyant tes nattes ridicules.
-Eh bien, répliqua-t-il, peut-être devait-il en être ainsi. Cela fait partie de ma nature de
heyoka. C’est mon rô
le de faire que les gens rient d’eux-mêmes et de la folie humaine de la vie.
-Nous avons assez ri à présent, fut leur réponse, il faut arrêter »
Alors mon père alla chez
le coiffeur pour se faire teindre les cheveux en noir…
Mon grand-père me disait souvent : « Takoja (petit-fils), j’espère que tu ne deviendras jamais
heyoka car ils ont une vie difficile. Ils paient chèrement
le pouvoir qu’ils détiennent ».
….En 1990, lors des préparatifs pour une danse du Soleil chez Crow Dog, un
heyoka apparut soudain au milieu de la nuit, près d’un feu de camp ; un gand hibou tout blanc
le suivait, tantôt en volant, tantôt en marchant. Ce
heyoka, un type assez costaud d’une quarantaine d’années, pleurnichait après sa mère comme un petit garçon qui a peur du noir et des hiboux.
Le hibou
le poursuivit jusque dans son tipi. Les voies des Rêveurs de tonnerre sont vraiment étranges.
….En 1991, la danse du Soleil atteignit une intensité particulière. La cérémonie s’interrompit pour permettre à un
heyoka qui venait d’arriver de célébrer la sienne. Il avait un côté du corps peint en noir, et l’autre en blanc, avec des pois jaunes sur les bras et les jambes. Un éclair zébrait ses joues, et tout
le haut de la tête au-dessus du nez, était recouvert d’un tissu noir d’où pendaient des plumes de hibou. Quand je m’approchais pour
le faire entrer, tous les autres danseurs allèrent s’asseoir dans l’ombre de l’abri. Ils craignaient d’être à son contact et d’attraper ainsi son caractère « contraire »…..Pendant qu’il dansait, je m’approchai de lui, dans
le sens des aiguilles d’une montre, et il fit un bond de côte, comme un cheval, en reniflant et en secouant farouchement la tête. Je compris que je l’avais approché à la manière habituelle, et non à la manière
heyoka, à l’envers. Je repris ma manœuvre, mais en sens inverse des aiguilles d’une montre : cette fois, il s’immobilisa et se laissa approcher. Nous priâmes ensemble, avant que je
le conduise jusqu’à l’Arbre Sacré de la danse du Soleil, qui représente l’Arbre de Vie. Il y appuya ses mains et pleura comme un bébé ; pourtant, aucune larme ne coulait de ses yeux…Quand il eut finit de prier, il me serra la main et me dit en lakota : « Je veillerai à ne plus jamais prier pour toi. » Naturellement, il voulait dire exactement
le contraire, qu’il se souviendrait toujours de moi dans ses prières. Puis il sourit et sortit du cercle.
Il marcha jusqu’à la loge à sudation en forme de ruche, et y pénétra en rampant. Je demandai aux trois hommes qui s’occupaient du feu d’avoir l’œil sur lui. Nous restâmes là, à guetter sa sortie, mais en vain. Après une longue attente nous allâmes jeter un coup d’œil à l’intérieur, mais il n’y avait plus personne ; la loge était vide.
Le bouffon sacré s’expose au ridicule. Il provoque
le rire à ses dépens, c’est un de ses rôles essentiels. Mais il nous apprend aussi à rire de nous-mêmes, à ne pas nous prendre trop au sérieux. Dans une cérémonie sacrée, il y a du rire qui se cache. Dans la mort aussi il y a du rire. Et il doit bien en être ainsi, sinon la vie serait insupportable.
Mon père disait : « Si tu ne fais pas l’expérience de l’humain en chaque chose, comment veux-tu aider, enseigner ou soigner ? Pour être un bon homme-médecine, il faut être humble. Il faut descendre plus bas que
le ver de terre et monter plus haut que l’aigle. »